Citation de Jean Dutertre (épidémiologiste de l'armée Française)
Le lien ayant disparu, je donne son texte ici (il manque encore deux autres chapitres mais je n'ai pas beaucoup de temps -il ne suffit pas que uniquement faire un papier/collé malheureusement)
MAINTENANT POUR L'ÉTERNITÉ
Texte écrit par Jean Dutertre (épidémiologiste de l'armée Française)
Table des matières
1 - L'Univer-bloc relativiste
L'Horloger (d'Espagnat)
Ronds dans l'eau
L'Entropie a encore augmenté (Henry Bergson)
Où se cache le futur?
Le Grand Rouleau
Maintenant pour l'éternité
L'Envers du Temps
Résurrection
1 -L'UNIVERS-BLOC RELATIVISTE
L'étang est lisse, miroir gris sous le ciel gris. Près de la rive, un petit monde, sable, brins d'herbes diverses, et de minuscules bestioles qui vont à leurs affaires.
Vus d'ici, les gestes de ces bestioles paraissent désordonnés. Que l'on fixe son attention sur l'une d'elles, ne serait-ce que quelques instants, et l'on soupçonne volontiers le projet:
on cherche, on amasse ou collectionne, on s'active en vue de quelque chose de délicieusement vague ou de méticuleusement précis.
Tout évoque l'expression de Jacques Monod qui définit ainsi la vie: un objet muni d'un projet.
L'Horloger
- C'est une vue de l'esprit. En biologie, pas plus qu'en physique, il n'existe rien qui soit véritablement un projet. Des réactions physiques, ou physico-chimiques, s'entraînent nécessairement les unes les autres... c'est tout.
- Vous voulez dire que ces événements sont corrélés? C'est un point de vue déterministe, je vois!
- Ce n'est pas un point de vue, c'est de la logique solide et sûre.Les projets, autrement dit les "causes finales", cela n'existe plus depuis le seizième siècle.
- C'est dommage, vraiment. Aristote, parmi les cinq "causes" qu'il décrit, conçoit sans hésitation la cause finale. L'idée de Dieu, par exemple, est inséparable de celle de projet. Pour Bernard d'Espagnat:
On ne remarque pas toujours assez qu'à l'époque de Dante la notion que les personnes instruites avaient de Dieu était beaucoup moins celle d'un Dieu créateur, ou "horloger" (notion qui bien entendu était présente elle aussi à leur esprit, mais en retrait) que celle d'un Dieu, cause finale
(entendons: un Dieu tel que la finalité la plus haute de l'homme et du monde fut de parvenir "un jour" à s'unir à lui pour l'éternité).
C'est à cette notion là, extrêmement motivante pour la vie intérieure que nous devons en grande partie, sans doute, les trésors, par exemple, de l'art primitif italien. Et ce n'est qu'après Galilée que, la propagation d'une vision mécanistique du réel ayant rendu paradoxale la notion dont il s'agit, les penseurs durent se contenter d'une conception jusqu'alors tenue, d'après Burtt, pour plus grossière et populaire, à savoir celle d'un Dieu créateur. Ils ne pouvaient en effet, sans contradiction avec leur savoir, guère attribuer d'autre rôle à Dieu que celui d'avoir donné la "chiquenaude initiale" à l'univers. Mais il est clair que même le zèle théologique d'un Newton ou d'un Maxwell ne pouvait réussir à conférer à cette conception nouvelle d'un Dieu essentiellement " horloger " le caractère d'une vision qui, pour l'esprit, fut aussi "porteuse" que la précédente.
- C'est grotesque. A l'extrême rigueur c'est vrai j'aurais pu vous concéder l'idée d'un Dieu horloger, responsable du "point de départ" de l'univers. A partir de là, tout ce qui s'ensuit procède nécessairement de quelques lois physiques de portée universelle.
- De sorte que pour vous, l'avenir est nécessairement issu du passé?
- Cela ne peut être mis en doute.
Ronds dans l'eau
Un moucheron s'active ainsi au dessus de la surface lisse de l'étang. Il s'approche de l'eau, un peu trop peut-être et hop! une carpe effleure la surface, gobe le moucheron, disparaît avec lui dans les profondeurs. Minuscule drame instantané. Il n'en persiste qu'un rond dans l'eau, un cercle, qui grandit, indéfiniment, atteint la rive de l'étang et s'y perd. Maintenant tout est revenu au calme.
- Vous avez vu l'onde qui s'est propagée à toute la surface de l'étang?
-Oui, comme vous, bien sûr.
- Les physiciens appellent ces ondes des ondes retardées. Vous qui aimez la physique et les lois déterministes...
- Oui, encore une fois. Et alors?
- Alors? Toutes les lois physiques sont symétriques par rapport au temps. Elles sont T-invariantes, dans le jargon scientifique, c'est à dire qu'une loi "fonctionne" aussi bien quand on remplace "T" (le temps) par "moins T" dans la formule mathématique.
Les formules mathématiques des ondes - quelles qu'elles soient, radio, lumineuses, sonores, celles de la surface des étangs - sont symétriques. D'où il résulte qu'à côté des ondes retardées (on les dit retardées car elles suivent leur cause) les lois physiques, dont vous faites si grand cas, supposent également des ondes avancées.
-Des quoi?
- Des ondes avancées, des ondes qui convergent vers leur cause.
- Vous voulez rire?
- J'ai l'air de rire? Vous faites confiance à la physique et, en particulier, à la physique de Newton et suivants, c'est ça?
- Oui, cela va sans dire.
- Alors cette physique connaît les ondes avancées. Je n'y puis rien et ce n'est pas moi qui les ai inventées.
- En avez-vous vu?
- Non. Cela ne veut pas dire qu'elles n'existent pas.
- Personne n'en a vu.
- Je répète, cela ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. De plus, il faudrait savoir ce qu'est le temps, et le sens du temps, pour en parler. Bien, pourquoi pensez-vous qu'elles n'existent pas?
Après tout, il suffirait qu'au bord de cet étang les petits grains de sable, les petites herbes, fragments de feuilles, les animaux minuscules, soient agités de telle façon extrêmement précise et coordonnée pour qu'une onde surgisse, se propage vers le milieu de l'étang, en un cercle concentrique.
Après tout, l'onde circulaire qui s'est étalée tout à l'heure a bien été absorbée par tous ces éléments minuscules. Il suffirait donc,même si cela devait étonner Karl Popper, qu'ils reprennent tous le même mouvement, en sens inverse bien sûr, pour qu'un onde convergente se dirige vers le centre de l'étang.
- J'aime bien, moi aussi, ce "il suffirait"! Tout cela serait hautement invraisemblable, et ne suffirait pas du tout.
- Je ne sais pas. A moins que, par une étrange aberration de l'esprit, vous ne considériez pas l'application des lois physiques de la même façon quand il s'agit du passé et quand s'agit du futur.
- Justement si, c'est tout à fait différent!
- Ah bon. Pour vous? Pour vous seul, alors... car, en physique et je viens de le dire, les lois sont symétriques par rapport au temps. Vous n'avez pas le droit de faire deux poids deux mesures. A moins que vous ne soyez plus "métaphysique" que vous ne le pensiez!
- Enfin quoi, pour créer cette onde avancée dont vous parlez, il faudrait une extraordinaire coordination de tous ces millions d'élément minuscules autour de l'étang, et une synchronisation peu croyable, car tous les points du rivage sont à distance inégale du centre. Quel mécanisme impensable pourrait donc ainsi être mis en oeuvre... cela semble d'une telle parfaite évidence... De plus, cette onde ne convergerait pas vers sa cause, ce serait une onde à l'envers, certes, mais sa cause, ce sont les brins d'herbe.
- Pas vraiment... car ce mouvement des brins d'herbe, grains de sable et autres, il est l'exact inverse de ce qui a été d'abord provoqué par la carpe. Il faudrait un mécanisme hautement improbable pour mettre en oeuvre cette inversion j'en conviens - à moins d'inverser le sens du temps - mais... la vraie cause, ce serait encore la carpe, et dans ce dernier cas une future carpe. Il faudra préciser tout cela, vous verrez qu'on y viendra de façon très claire, au prix d'un changement radical de point de vue c'est vrai. La causalité suppose-t-elle un sens du temps, c'est ce qu'il faut savoir, et je persiste à penser que vous ne regardez pas le passé et le futur dans le même esprit, ce que tout physicien devrait pourtant faire.
- Mais si, je vous assure. Il n'existe pas de biais dans ma façon de voir les choses. Il n'existe pas non plus d'onde qui converge vers le centre d'un étang, jamais, car la coordination de tous les éléments périphériques de cet étang est hautement improbable, un point c'est tout.
- Tandis que dans l'autre sens?
- Dans l'autre sens, pas de problème.
- Bien. Le débat est mieux circonscrit. Hautement improbable et impossible, cela fait deux choses et cela ne fait pas une loi. Dans ces conditions-là, ma question est -à condition que les seules lois physiques soient prises en compte, j'insiste mais il faut bien insister - quelle est la probabilité d'une mouche, quelle est la probabilité d'une carpe?
- Euh... c'est à dire... comment ça?
- Vous m'avez dit que vous n'aviez aucun présupposé différent selon qu'il s'agit de l'avenir ou du passé. Soit. La coordination des brins d'herbes, c'est vous qui l'avez écartée d'un revers de main comme "hautement invraisemblable"...
- Sauf à la placer après l'onde, dans le futur!
- À mon tour, je demande, en ce qui concerne la cause de l'onde retardée, si l'existence dans notre univers d'organismes aussi incroyablement complexes que la mouche et la carpe n'est pas encore plus invraisemblable. Songez à l'anatomie, à la physiologie, aux nerfs, aux hormones, à tout l'appareil génétique qui organise ces nerfs et ces hormones, à tous les processus qui régulent ensemble tous ces mouvements... oui, quelle est la probabilité d'une carpe? Ne cherchez pas, parce que cette probabilité, elle est - compte tenu des seules lois physiques -pratiquement nulle.
Seulement, voilà où le bât blesse: la coordination de quelques brins d'herbe vous étonne tandis que celle d'organismes animaux incroyablement complexes vous semble naturelle. Ils existent, vous les prenez comme ils sont: or ils sont invraisemblables!
-Les animaux sont naturels... puisqu'ils existent.
- Eh bien voyons! Non, invraisemblance pour invraisemblance, il va vous falloir expliquer d'abord l'existence des carpes et des mouches. Ah ha! Sinon, vous ne vous en sortirez pas: l'onde retardée n'est pas plus vraisemblable que l'autre.
Ce sont vos habitudes qui tiennent le passé pour donné, et l'avenir à naître, qui vous la rendent si évidente. Il en va de même de votre présupposé en faveur des causes initiales et c'est votre idée métaphysique à priori de la causalité elle-même qui devrait être réexaminée.
- Excusez-moi mais... enfin... le passé n'a rien à voir avec l'avenir: je me souviens dupassé, j'ignore l'avenir.
- Belle formule, nous en reparlerons. C'est votre définition du sens du temps?
- En gros, oui. Je poursuis. Un événement passé peut être la cause d'un événement à venir, quand il survient ce dernier est donc corrélé avec l'événement passé qui l'a entraîné... Comment et par quel miracle un événement passé pourrait-il dépendre d'avance d'un événement à venir encore inexistant?
- C'est tout simple et c'est même évident sauf si vous vous accrochez à votre présupposé, - d'ordre métaphysique j'insiste - d'une différence fondamentale entre le passé et l'avenir, que la physique ignore. C'est simple, et vous l'avez exprimé vous-même en disant qu'un événement passé est corrélé avec un événement à venir dont il est la cause?
-Eh bien... oui, en effet...
- Il en résulte, ou alors je ne sais plus ce que c'est qu'une corrélation, c'est bilatéral une corrélation, que l'événement à venir est corrélé avec l'événement passé?
- Attendez...
- Enfin, c'est oui, ou c'est non?
- C'est à dire, oui, à partir du moment où il a eu lieu...
- Qu'est-ce que c'est que ça, maintenant... Vous me parliez bien d'un événement à venir? Qu'est-ce que cela veut dire: "quand il a eu lieu"?
Il est bizarre (j'ai dit bizarre?) votre événement à venir qui a eu lieu!
- Vous m'avez pris en défaut quelque part, j'ai dû perdre le fil.
- Aucunement: relisez le tout. Vous verrez.
- Je verrai, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'un événement à venir ne peut être la cause d'un événement passé, puisqu'il n'existe pas.
- Pour vous, si je vous suis bien - enfin, j'essaie de vous suivre - un événement passé existe?
- Bien sûr!
- Où ça?
- ... dans le passé... enfin non, ce que je veux dire c'est qu'il a existé. Ce qui a existé correspond à un fait.
- Mais cet événement n'existe plus?
- Non. A proprement parler, non.
- Comment peut-il être la cause de quoi que ce soit?
- Mais par corrélation, des événement successifs sont corrélés entre eux, et constituent une chaîne ininterrompue de cause à effet...
- Seul l'instant présent existe, votre chaîne disparaît continuellement?
- La chaîne, oui, non pas ses effets.
- Les événement futurs "quand ils auront eu lieu" pour parler comme vous, seront alors corrélés aussi avec des événements maintenant passés? Ils seront l'effet de votre chaîne de cause à effet?
- Oui.
- C'est bien votre point de vue de la causalité, point de vue solide et sûr?
- Oui.
- A ce moment-là votre chaîne de cause à effet aura disparu sans que pour autant ses effets en soient annulés?
- Evidemment, oui, mais je discerne mal où vous voulez en venir.
- Oh que si, vous discernez bien. Vous venez d'admettre l'existence d'une chaîne continue de cause à effet entre un événement futur et un événement passé, c'est bien ce que nous venons de dire, une chaîne de corrélations déterministe. Toutefois, les corrélations qui lient deux événements, et sur ce point la physique T-invariante est formelle, ces corrélations sont symétriques par rapport au temps.
La chaîne future - qui est appelée à apparaître puis à disparaître, comme la chaîne passée, sans que ses effets en soient annulés - est aussi rigoureusement reliée au passé que chaîne passée peut l'être au futur...
L'Entropie a encore augmenté!
- Ce raisonnement respire le sophisme! Par ailleurs, le sens du temps est déterminé de façon très physique par l'augmentation de l'entropie. Je cite Henri Bergson:
... Il en est autrement du second principe de la thermodynamique. La loi de dégradation de l'énergie, en effet, ne porte pas essentiellement sur des grandeurs. Sans doute l'idée en naquit, dans la pensée de Carnot, de certaines considérations quantitatives sur le rendement des machines thermiques.
Sans doute aussi, c'est en termes de mathématiques que Clausius la généralisa, et c'est à la conception d'une grandeur calculable, "l'entropie", qu'il aboutit. Mais la loi resterait vaguement formulable et aurait pu, à la rigueur, être formulée en gros, lors même qu'on n'eût jamais songé à mesurer les diverses énergies du monde physique, lors même qu'on n'eût pas créé le concept d'énergie.
Elle exprime essentiellement, en effet, que tous les changements physiques ont une tendance à se dégrader en chaleur, et que la chaleur elle-même tend à se répartir d'une manière uniforme entre les corps. Sous cette forme moins précise, elle devient indépendante de toute convention; elle est la plus métaphysique de toutes les lois de la physique, en ce qu'elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifices démesure, la direction où marche le monde.
Elle dit que les changements visibles et hétérogènes les uns aux autres se dilueront de plus en plus en changements invisibles et homogènes, et que l'instabilité à laquelle nous devons la richesse et la variété des changements s'accomplissant dans notre système solaire cédera peu à peu à la stabilité relative d'ébranlements élémentaires qui se répéteront indéfiniment les uns les autres...
-La première fois que j'ai lu ce passage, j'ai été fasciné par cette expression, la plus métaphysique de toutes les lois de la physique, avant de comprendre que, précisément, le défaut venait de là. Combien de physiciens se sont attachés à démontrer la flèche du temps à partir de l'entropie... Boltzmann lui-même, qui en donna une interprétation mécanique, n'y est pas parvenu. Newton, qui a créé la physique classique, n'avait pas vu qu'il introduisait la réversibilité dans la mécanique, alors que la science, et avant elle le bon vieux bon sens, considérait l'irréversibilité comme allant de soi.
Vous savez comment Boltzmann a dû se résoudre à expliquer l'augmentation de l'entropie? Son premier calcul, mécanique, liait le nombre de chocs entre deux particules animées de telle et telle vitesse à la proportion de telles particules dans le gaz.
- Cela paraît naturel...
- Oui, à ceci près que cette formule suppose ce qu'il voulait démontrer. Cela revient à dire que les vitesses de deux particules sont corrélées après un choc, mais non avant. Or cette supposition est déjà asymétrique, de plus elle est fausse. Il a ensuite pensé à un argument statistique:
dans un volume quelconque, il y a beaucoup plus de combinaisons de molécules correspondant à une entropie élevée que de combinaisons à entropie basse (il y a énormément plus de façons de tirer trois pile et trois face, il y en a vingt, que de façons de tirer six pile, il n'y en a qu'une) donc, en passant au hasard de l'une à l'autre, l'entropie doit augmenter, c'est vrai. Mais un tel raisonnement est bien sûr indépendant du temps, autrement dit, si l'on retournait vers le passé l'entropie augmenterait toujours... ce qui n'est pas. Il lui restait à dire, après Henri Poincaré, que le hasard - pour peu qu'on lui donne infiniment de temps - peut créer n'importe quelle situation. Il peut créer en particulier une sorte de "trou", une période où l'entropie étant devenue exceptionnellement basse, elle ne pouvait plus ensuite que croître.
Mais il ne savait pas que l'univers était né tout récemment, il y a tout juste quinze milliards d'années, ce qui ne laisse pas au hasard assez de temps pour créer des conditions aussi exceptionnelles...
- Si exceptionnelles que ça?
- Oh oui! Tenez, avez-vous jamais entendu parler de la thèse "créationniste"?
- Oui. Très amusant. Certains tenants de la Bible au pied de la lettre assurent que le monde a été créé il y a sept mille ans, terre ,ciel , étoiles et tout, carpes et mouches, et même les squelettes des dinosaures dans des couches géologiques d'apparence beaucoup plus ancienne, le tout d'un seul coup.
- Cela vous paraît plausible?
- Tellement peu que c'est comique, de tels arguments n'ont même pas besoin d'être réfutés!
- Pourtant, dans un verre de vin coupé d'eau, les molécules d'eau et les molécules de vin se déplacent au hasard, elles peuvent se retrouver séparées - rarement mais inévitablement - vin d'un côté, eau de l'autre. C'est un tirage de loterie. Si toutes les particules constitutives de l'univers, par le simple jeu du hasard, se trouvaient brusquement, il y a sept mille ans, en telle disposition complète, terre, air, ciel, cette thèse créationniste serait réalisée.
- Folie. C'est totalement incroyable, quel miracle faudrait-il, c'est bien pire que les brins d'herbe et les grains de sable autour de l'étang de la carpe.
- On voit que vous n'avez pas idée de ce que peut être une probabilité:
un univers qui se serait trouvé, il y a quinze milliards d'années et du seul fait du hasard, dans un état d'entropie aussi basse que celui qu'il a dû connaître pour évoluer jusqu'à nous aujourd'hui est inimaginablement plus improbable encore - tous calculs faits et Roger Penrose les a faits , une chance sur dix puissance dix puissance cent vingt-trois - que cet univers né tout fait, fossiles compris, il y a sept mille ans...
- Non?
Où se cache le futur?
-Mais si. Ce qui n'empêche pas qu'actuellement les physiciens tombent d'accord pour expliquer l'augmentation actuelle de l'entropie par des conditions aux limites: le monde a commencé avec un niveau d'entropie exceptionnellement bas... Pourquoi? Parce que.
Et toc. Autrement dit, les choses sont comme ça, parce qu'elles étaient comme ça avant, grand merci pour l'explication. Concluons: il n'existe pas de flèche du temps physique, toutes les lois de la physique sont réversibles, elles sont T-invariantes... il faut faire avec.
De sorte que - pour en revenir à ce que nous disions avant cette digression sur l'entropie - le raisonnement ne "respire pas le sophisme", ce raisonnement, il ne respire rien du tout, il est parfaitement rigoureux. Et il suppose une chose beaucoup plus importante que vous ne l'avez remarqué:
ce raisonnement suppose que l'avenir "quelque part" existe déjà.
Saint Augustin avait réfléchi à cette question. La position personnelle de Saint Augustin sur le temps n'est toutefois pas très claire car il n'ose s'arrêter à ses hypothèses les plus hardies; Il suggère pourtant que si le passé et l'avenir existent, ce ne peut être qu'en tant que formes de présent.
"Ou bien faut-il dire qu'ils existent aussi, mais que le présent sort de je ne sais quelle mystérieuse retraite, quand de futur il devient présent, et que le passé se retire dans une retraite également mystérieuse, quand, de présent, il devient passé" Confessions Livre 11, XVII 22)
Il ajoute, mais alors sur ce point il affirme sa certitude, qu'avant la création du monde, Dieu n'est pas "demeuré oisif pendant d'innombrables siècles" (Livre 11, XIII 15) , parce que le temps a fait partie de la création, comme l'étendue: il n'y a pas d'avant.
L'idée n'est pas donc pas nouvelle. Depuis Einstein et la relativité, elle est même devenue le modèle "standard" actuel de l'univers. On l'appelle "l'univers-bloc", avec son espace-temps interne, continu, monobloc, si je puis dire. Il n'y a pas de passé disparu ni d'avenir à naître, tout est "là", passé, présent, à venir. Pour reprendre la vision de Saint Augustin, l'éternité n'est pas un temps qui dure toujours, c'est la réalité instantanée, totale, immuable, définitive.
Ce monde, cet univers "complet", d'où vient-il, qu'est-ce qui existait avant? "Que faisait Dieu, avant la création du ciel et de la terre?" C'est la question que l'on posait justement à Saint Augustin...
En fait, cette histoire - drôle - ressemble à celle que l'on raconte sur Epiménide le crétois, qui dit que tous les crétois sont des menteurs: s'il dit vrai, c'est que c'est faux, mais alors si c'est faux, il dit vrai, et ainsi de suite.
Saint Augustin raconte (Confessions ,Livre 11, XII 14) qu'à la question que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre, on lui a attribué cette réponse:
Il préparait un enfer pour les curieux, mais il ajoute aussi tôt que ce n'est pas vrai et qu'il n'a jamais dit ça. C'est peut-être exact, après tout: il n'empêche que si cette anecdote est connue c'est bien parce que Saint Augustin la rapporte lui-même! Quoi qu'il en soit, c'est ainsi que les physiciens dans leur immense majorité voient l'univers actuellement, "l'univers-bloc" éternel est un modèle standard.
- De quel bloc…
- Henri Poincaré a été amené, au début du siècle, après une tentative de Lorentz, à préciser quelle forme il faudrait donner aux lois du mouvement mécanique pour qu'elles restent valables, lorsque l'observateur de ces mouvements est en mouvement lui-même par rapport à eux.
- Je m'y perds un peu…
- Ma phrase est trop compliquée. Supposez que vous observez une étoile en mouvement dans le ciel, vous devez tenir compte du fait que vous, et votre lunette, n'êtes pas fixes, mais que la terre qui vous porte se meut elle-même… autour du soleil, et à grande vitesse. Ce que vous observez, la lumière qui vous parvient, est affecté par ce mouvement, mais les lois de la mécanique devraient rester valable. Poincaré aboutit donc à deux formules de transformation qu'il appelle aimablement les "transformations de Lorentz". Je ne les reproduis pas ici, mais l'essentiel est de savoir que les coordonnées nouvelles d'espace sont une fonction du temps. Il y a maintenant le système de coordonnées lié à l'étoile observée, le système de coordonnées d'espace lié au laboratoire, et la formule de transformation d'un système à l'autre, dépendant donc du temps…
- Je veux bien le croire.
- … et aussi (attention, ne tombez pas de votre chaise) une formule de transformation du temps de l'étoile en temps du laboratoire!
- Oh!
- Oui, oh! c'est le moins que l'on sache dire. La formule de transformation du temps tient compte des coordonnées d'espace. Tout est lié. Qu'il n'existe pas d'espace absolu, on le savait depuis Galilée. Qu'il n'existe pas de temps absolu, c'est une nouvelle surprise, et de taille. Que le temps et l'espace soient désormais intriqués en un "bloc", c'est mieux encore.
- Cela a dû faire du bruit.
- À peine, car un mathématicien comme Poincaré, c'est une personnalité bien peu médiatique, si j'ose dire. Il a publié dans une revue italienne de très haut niveau et de peu de lecteurs…
- On l'a négligé?
- Pas vraiment, il y a eu au moins un lecteur, Albert Einstein, ou peut-être surtout son épouse Milena Maric qui, elle, était bonne mathématicienne. Albert Einstein rebondit sur l'idée.
- Qu'en dit-il ?
- Pour lui, le monde est quadri-dimensionnel. Il existe trois dimensions d'espace et une de temps, qui forment un tout indissociable. Les observateurs, en fonction de leur vitesse de déplacement dans ce bloc, par un effet, en quelque sorte, de perspective, ne découpent pas les quatre dimensions de la même façon en espace et en temps. Ce qui reste constant, ce n'est plus, et la distance, et la durée, mais un "intervalle", composé d'espace et de temps. Pour qui se déplace très vite, les distances raccourcissent et le temps ralentit. C'est en cela que l'espace et le temps ne sont pas absolus mais "relatifs" à l'observateur, et c'est cette relativité, précisément, qui donne son nom à la théorie. Un événement passé pour un observateur peut être à venir pour un autre, de sorte qu'il n'est plus question de découper mentalement l'univers en un "passé" derrière, et en un "avenir" devant.
Si un événement peut être passé pour un observateur, à venir pour un autre, il faut bien que quelque part il soit toujours "présent" comme le pressentait Saint Augustin. Le vieux temps de Newton n'est plus. La conséquence de cette manière de voir, c'est que le temps n'est plus quelque chose qui naît au fur et à mesure pour disparaître aussitôt dans un passé mort:
même ainsi, on a vu qu'il ne serait pas mort simultanément pour tous les observateurs. Lorsqu'on se déplace en avion d'Abidjan à Paris, on ne pense pas qu'Abidjan a disparu, que Paris va naître et que pour la minute n'existe dans le champ du réel qu'une mince tranche de Sahara. L'observateur sait, sans le voir, qu'Abidjan existe toujours avec ceux qu'il y a laissés, que Paris vit de sa propre vie et que le déplacement entre les deux n'implique que lui.
Le Grand Rouleau
- Il est difficile d'imaginer une chose pareille... où se trouve le passé...
- Il pourrait n'être vivant que dans votre mémoire, comme le disent avec nostalgie beaucoup de gens, et bien des poètes. En fait, il est vivant vraiment: chacun des instants du passé est présent pour lui, comme chaque lieu de cette terre - que vous y soyez encore ou non - est ici pour lui!
- Le passé... c'est un peu inimaginable... mais l'avenir... n'allez pas dire, tout de même,que l'avenir existe!
- Chaque instant de l'avenir est présent, lui aussi.
- Pour vous, tout est écrit déjà dans le "grand livre" du destin?
- C'est un comble, c'est le monde à l'envers, mais c'est vous, jusqu'ici, qui vouliez jouer le rôle du physicien déterministe, et maintenant... vous pleurez sur votre liberté?
- Je n'ai pas dit ça mais... oui, je n'y réfléchissais pas, pourtant c'est en effet la grande différence entre le passé déterminé pour toujours, et l'avenir ouvert... oui, je voyais cela ainsi.
- On y reviendra.
- A l'avenir ouvert?
- Oh, ne vous réjouissez pas trop vite, la physique est symétrique par rapport au temps, souvenez-vous, si l'avenir est ouvert, le passé doit donc l'être aussi. Nous y reviendrons. Pour la minute, vous êtes dans la situation des disciples de Copernic: la terre était évidemment fixe, solide sous les pas des gens, les astres tournaient tout autour...
Pas un seul astre fixe et tant d'astres errants...... et il a fallu, énorme effort d'imagination, se penser mobile, accroché à un astre rond, toupillant son chemin autour du soleil... songez aux compagnons de Magellan partis vers l'ouest, revenus par l'est... ah, on parle avec assez d'aisance de cette révolution copernicienne, il en faudra encore quelques belles autres. Après tout, Einstein et la " relativité " ne datent que de 1905, cela fait trois générations, et l'univers- bloc relativiste n'est pas encore bien entré dans les esprits.
- On trouverait encore des gens pour imaginer la terre plate...
- Au moins les enfants, certes. Quand mes parents - j'étais petit - me disaient que, peut-être, il y avait des gens qui vivaient sur la lune (il y en a eu, c'est vrai, mais plus tard, Armstrong, Aldrin et quelques autres), alors je les imaginais, appuyés sur une balustrade tout au bord de ce disque rond, et regardant, en bas, pour voir si j'étais dans mon jardin, sur la terre, le regard tourné en haut vers eux. Combien m'a-t-il fallu d'années pour imaginer calmement qu'Armstrong, par exemple, regardait le ciel enlevant la tête, pour apercevoir, haut dans le ciel, le disque bleuté de la terre? Chacun doit faire sa propre révolution copernicienne.
Revenons à l'univers-bloc. Imaginez un livre - le grand Livre disiez-vous - chaque page est "aujourd'hui" et le livre entier représente l'univers. Les événement de chaque page sont reliés, de cause à effet, à la page précédente comme à la page suivante. Ce livre est une image de l'univers-bloc. Imparfaite. Toutes les images le sont. Maintenant lisez le Livre. Vous aurez bientôt en mémoire des pages que vous appellerez le passé, vous lisez une page que vous nommez le présent, encore qu'elle ne diffère en rien des autres, et vous pensez, distraitement où avec angoisse - selon que l'histoire vous ennuie, vous captive ou vous inquiète - aux pages inconnues à venir. En fait, c'est vrai, toutes sont liées. Les événements décrits forment une chaîne continue, solide, sans élément contingent...
"tout est écrit" disent les philosophes arabes...
- Comme Jacques le fataliste, "Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus; car à quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou?"
- On y reviendra, je l'ai déjà dit, mais le point sur lequel j'insistais est bien celui-ci, la page du présent n'offre, du point de vue du Livre, de l'univers-bloc, aucun caractère particulier. Pour vous, le fugitif lecteur, oui, peut-être, une page est au présent, puis une autre, puis une autre...
- J'aime bien "puis une autre, puis une autre..." et ce retour subreptice du temps!
- Bien sûr que non, il n'en est rien, je ne parlais que de l'image du lecteur du livre. En fait, dans chaque page du "présent" il y a un lecteur, avec sa conscience et sa mémoire, et c'est sa propre "mémoire" de ce qu'il appelle l'instant précédent qui constitue son "temps subjectif". En réalité, rien ne bouge. Le livre, lui, est indifférent, immuable, éternel...
- C'est un peu étrange, cette idée.
- Vous voyez ce que peut être l'éternité, elle n'est pas faite d'un temps qui s'écoulerait indéfiniment, comme un vent qui n'aurait jamais de fin. L'éternité, c'est le paysage aperçu dans sa totalité. "Non autem praeterire quicquam in aeterno, sed totum esse praesens" dit Augustin (C. L11, XI, 13) C'est aussi le sens profond de ce que Moïse pouvait apprendre auprès du buisson ardent, à savoir que l'Auteur du Livre s'appelle Je Suis celui qui Suis, au présent pour l'éternité, il faudrait beaucoup d'imagination pour inventer une pareille formule. Le monde ne devient pas, il est. Vous aimez les citations? En voici d'autres, recopiées en vrac: Grünbaum affirme que "le concept du devenir n'a aucune application significative en dehors de l'humaine conscience".
Spinoza écrit à Oldenburg "tempus non est affectio rerum sed merusmodus cogitandi". Ah, je voulais citer aussi Albert Schopenhauer, mais je vous poserai avant une innocente question.
Maintenant pour l'Eternité
- Innocente, j'en doute un peu.
- Depuis combien de temps existe-t-il des hommes sur la terre?- Les hommes de Neandertal... les hommes de Cro-Magnon? Pour fuir toute objection, l'espèce humaine actuelle, au sens strict, Homo sapiens sapiens, le Cro-Magnon...
- Cela fait quarante mille ans...
- Et l'avenir de l'espèce?
- Sauf suicide collectif, vraisemblablement des centaines de milliers d'années...nous sommes là pour durer!
- De ce fait la grande majorité de la population humaine totale est, soit morte déjà,soit encore à naître. Quelle est la probabilité, pour tel individu donné, d'être justement vivant, c'est à dire de jouir actuellement de son présent?
- Je sens que vous allez me refaire le coup de la carpe et du moucheron...
- C'est gagné. La probabilité - pour tel individu donné - d'être actuellement vivant est pratiquement nulle. Quand vous aurez bien compris ceci - vous devriez être mort depuis longtemps ou encore à naître dans des milliers d'années - vous m'expliquerez par quel miracle êtes vous justement en vie, et au présent?
- Je n'avais jamais vu les choses comme ça.
- On ne sort pas de là, ou bien c'est un miracle... et les physiciens mécanicistes et déterministes n'aiment pas beaucoup les explications qui font appel à un miracle...
- Il y a tant de pierres dans mon jardin que je songe dès maintenant à en faire une cour pavée.
- Ne soyons pas amer... ou bien c'est un miracle, ou bien... ou bien, oui, ou bien alors simplement, c'est la règle et tout devient plus simple, la vie est au présent, toujours et pour l'éternité!
- Je... une minute...
- Bien sûr, bien sûr, bien sûr... alors voilà, comme promis, ce que dit Schopenhauer: "...Ou encore, la question sera plus brève, mais non moins étrange; pourquoi ce maintenant-ci, son maintenant à lui, est-il justement maintenant? Pourquoi n'a-t-il pas été il y a longtemps déjà? On le voit par la singularité même de la question qu'il pose, à ses yeux son existence et son temps sont deux choses indépendantes entre elles; celle-ci s'est trouvée jetée au milieu de celui-là; au fond, il admet deux maintenant, l'un qui appartient à l'objet, l'autre au sujet, et il se réjouit du hasard heureux qui les a fait coïncider..."
C'est exactement la même idée. Sa conclusion est importante: " Je suis, une fois pour toutes, maître du présent; durant toute l'éternité entière, le présent m'accompagnera, comme mon ombre; aussi je n'ai point à m'étonner, à demander d'où il est venu, et comment il se fait qu'il tombe justement maintenant ..."
Le présent tombe justement maintenant, parce que le seul mode d'existence, c'est le présent. L'univers-bloc est, et ne devient pas. Ce qu'il faudra expliquer encore c'est vrai, c'est pourquoi les êtres conscients - peut-être aussi tous les êtres vivants dans leur ensemble, mais il faudrait le leur demander, s'ils parlaient - pourquoi les êtres conscients éprouvent ce sentiment subjectif de durée, de succession des événements, alors que pour la physique pure et dure ces événements coexistent pour l'éternité.
- Intéressante question.
- C'est celle de la conscience, de l'attention à l'être, ce qui pourrait différer de l'être simple, de l'être des objets.
- Précisons immédiatement cela. La conscience, c'est le fonctionnement du cerveau. Je ne voudrais pas voir réapparaître, comme au coin d'un bois, un animisme, ou une force vitale, ou un esprit, que la science a chassé de nos idées contemporaines.
- Que la science a chassé - oui certes, et c'est bien utile - chassé de son domaine de compétence, celui des faits reproductibles.
La science concerne les recettes qui marchent toujours, tout le reste est la littérature, disait Paul Valéry. Il est vaste, ce tout le reste, et il intéresse nos idées.
- Oui, bien sûr.
- Nos idées dont on peut chasser l'esprit, j'en conviens, mais il ne faut pas s'appuyer sur la science pour cela, dans la mesure où l'on a quitté le domaine de compétence de la science. On peut chasser l'esprit, mais on doit honnêtement reconnaître qu'il s'agit là d'une position à priori et le surnaturel n'a rien à voir, mais alors rien du tout, dans les présentes considérations.
- Je ferais volontiers une autre objection à ce solide univers-bloc d'Einstein.
- Oui?
- C'est un modèle mathématique de la réalité, c'est un modèle qui fonctionne. Mais peut-on - sans précautions - en transposer les conclusions dans le réel?
- Comment cela?
- Oui, je prends par exemple la loi d'Ohm, en électricité, qui s'écrit "i égale e que divise r, avec avec i pour le courant, e pour la force électromotrice, et r la résistance du circuit.
Cette formule est un modèle mathématique du circuit électrique. Elle n'est pas la réalité. Elle ne tient pas compte de tout: si l'on augmente le courant, le fil de cuivre s'échauffe, il peut même fondre, de tout cela la formule ne sait rien? Vous voyez ce que je veux dire?
- Bien, très bien. Et je vois aussi que par ce détour, nous allons évoquer la caverne de Platon, et les ombres sur le mur, qui sont des modèles de la réalité extérieure, qu'ignorent les habitants de la caverne.
- On va un peu loin, là.
L'Envers du Temps
- Aucunement. C'est une question, encore une, sur laquelle il sera nécessaire de revenir. Mais pour répondre à votre objection, c'est la physique elle-même, par l'observation des régularités de la nature, puis par la recherche d'une explication satisfaisante, qui en est venue à imposer les lois physiques et enfin cette notion d'univers-bloc, avec son espace quadri-dimensionnel immuable. Ce n'est pas une simple construction de l'esprit, c'est une nécessité qui s'est imposée à l'esprit des chercheurs, tout au contraire, à des esprits qui en ont été torturés, comme l'avait été celui des compagnons de Magellan lorsqu'ils voyaient les vieilles constellations se lever à l'envers sur leur horizon. Il leur avait fallu imaginer comment on pouvait contourner la terre, la tête en bas: allez donc passer des vacances dans l'île Maurice et regardez la lune avec une âme naïve, la lune en forme de C quand elle croît!
- Allons voyons, Luna mendax, tout le monde sait qu'elle est en forme de D quand elle Croît, en forme de C quand elle Décroit...
- Hi hi ...
- Non, c'est à dire... oui...
- Penchez un peu la tête en bas... pour voir... encore un peu!
- Ne vous moquez pas.
- Je ne me moque pas, dans l'hémisphère sud, la lune ne ment plus. Mais il vous faut pencher la tête, et plus pensivement encore, pour concevoir, en vrai, l'univers- bloc éternel. Pour lui, il n'y a pas de temps qui s'écoule. Il existe bien une extrémité du temps, en tel point de l'univers-bloc pourrait-on dire, mais cette extrémité est une convention, non une mort. Tous les méridiens finissent au pôle nord de la terre, et sur la sphère terrestre ce point final des méridiens ressemble à tous les autres, sans pour autant signifier la fin de l'espace.
- L'univers a bien commencé avec le Big-bang!
- Oui, c'est possible en effet, en tel point de l'univers-bloc il y a le big-bang, comme il y a l'origine de toutes les routes de France sur le parvis de Notre-Dame. Allez le voir, marchez dessus c'est du beau bronze, ce point ne diffère pas essentiellement de ceux qui l'entourent. Le Big-bang a existé, existe, existera pour l'éternité. Comme vous, comme moi...
- Comment ça, j'existe pour l'éternité?
- Mais... mais c'est évident, on ne parle que de cela depuis tout à l'heure.
- Si c'est aussi réaliste que l'existence des ondes avancées, celles qui, souvenez vous, convergent vers leur (future) cause, je ne suis pas encore rassuré.
- Elles existent, ces ondes, vous les avez constamment sous les yeux.
- ...?
- C'est évident. Que se passerait-il si vous renversiez le sens du temps?
- Si je savais comment faire, je n'hésiterais pas.
- À titre d'expérience de pensée...
- Dans ce cas, c'est simple, vous et moi rajeunirions...
- Oui, et sur l'étang?
- Les ondes rouleraient à l'envers, convergeraient vers la carpe et le moucheron...
- Est-ce que vous trouveriez cela étonnant?
- Laissez-moi réfléchir... je regarderais ces ondes converger vers le museau d'une future carpe, prête à exhaler une mouche...
- Comment le savez-vous?
- Je réfléchis, le temps marche à l'envers, donc, ce qui va arriver prochainement, c'est ce que j'appelle mon passé immédiat, ce qui va arriver à plus long terme, c'est ma jeunesse... ma mémoire marche à l'envers aussi, c'est pourquoi je sais déjà ce qui va arriver... oui, c'est bien ainsi que fonctionne ce monde à rebours, je sais ce qui va arriver...
- Voila, c'est exactement cela, le futur vous est connu, il ne comporte aucun degré de liberté, en revanche, le passé, qu'en faites-vous?
- Le passé... bien, le temps marche à l'envers, mon passé, c'est ce qu'en temps normal, si j'ose dire...
- Osez!
- Ce qu'en temps normal, si j'ose dire, j'aurais appelé le lendemain, ou ma vieillesse... bon, j'imagine que dans ces conditions, je ne dois plus en savoir grand-chose.
- Exact. Tout à fait exact. Si le temps marche à l'envers, le futur est déterminé, le passé est inconnu, il est à construire, il est libre. La situation est symétrique, c'est parfaitement logique. Bien, j'en reviens à nos ondes avancées qui convergent vers leur cause... il n'est pas étonnant que vous n'en ayez jamais vu: ce sont strictement les mêmes que les ondes retardées. Simplement, il suffit de considérer ces mêmes ondes retardées, celles que vous trouviez naturelles, tout en renversant le sens du temps... elles ne sont pas autres, ces ondes, ce sont les mêmes d'un autre point de vue. La physique, avons-nous dit, est symétrique par rapport au temps. Pour la mettre à l'épreuve, renversez le sens du temps et voyez ce qui se passe: rien d'inimaginable, tout se passe comme avant, sans problème, et, effectivement, vous observez maintenant des ondes avancées, qui existent bel et bien.
Un physicien, Olivier Costa de Beauregard, avait tenté d'expliquer certains phénomènes observés en physique quantique (on y reviendra) par des ondes avancées, des ondes qui se seraient propagées à rebrousse-temps vers le passé. Il n'a pas été vraiment pris au sérieux. Richard Feynman, quand il préparait sa thèse, avait eu lui aussi recours à ce mécanisme. Dans sa Conférence Nobel, il explique pourquoi il y a renoncé. Maintenant vous le voyez bien: ces ondes avancées existent, ce sont les mêmes que les ondes retardées à condition de changer le sens du temps. Mais...
- Je sens que cela va être un bien grand "mais"!
- Oh que oui! Mais... cette expérience de pensée, qui vous a permis de conclure que changer le sens du temps ne changeait pas grand chose...
- Tout de même si, nous rajeunirions!
- Bien, vous croyez? Soit... le temps, avec l'aide de Dieu, a donc changé de sens, il marche à l'envers. Dès maintenant. Qu'en savez vous?
- Bravo, bravo, vive la jeunesse, où sont mon seau et ma pelle, je vais jouer au sable...
- Attention, vous connaissez maintenant le futur, mais vous oubliez votre vie au fur et à mesure que vous devenez plus jeune...
- Mmm... moui! Ce n'est peut-être pas sans inconvénients.
- Vous avez mené à bien des études classiques, vous êtes en train de tout perdre, il vous suffit de lire un livre, en commençant par la dernière page, pour en oublier définitivement le contenu!
- Drôle de vie.
- Au fond, qu'appelez-vous le passé, qu'appelez vous l'avenir? Vous souvenez-vous de ce que vous avez dit vous-même tout récemment: "je me souviens du passé, j'ignore l'avenir" et vous avez ajouté que c'était votre définition du sens du temps.
Si vous n'avez pas changé d'opinion, et je ne vois pas pourquoi vous devriez le faire, il en résulte ceci: si le temps se mettait à couler à l'envers, ce futur que maintenant vous connaissez, vous allez l'appeler tout bêtement le passé... et réciproquement, le passé oublié, effacé de votre mémoire à mesure que vous vivez, vous aller le nommer avenir...L'argument le plus souvent avancé, pour définir la flèche du temps, fait appel au verre d'eau renversé. Karl Popper insiste: lorsque l'on voit tomber un verre d'eau, malencontreusement posé trop au bord d'une table, on voit l'eau se répandre et le verre se briser au sol. L'observateur trouve cette scène très naturelle.
Physiquement, il serait possible de voir cette eau répandue sur le sol qui se rassemble en une masse unique, autour de laquelle tous les fragments de verre brisé viendraient reconstituer le gobelet, lequel pourrait bondir, s'élever et reprendre sa place sur la table. C'est invraisemblable, dit Popper. Certes! Mais que suppose donc le philosophe? Que le temps du verre d'eau marche à l'envers, cependant que l'observateur éprouve lui-même un écoulement du temps en sens normal? Existe-t-il donc, entre le gobelet bondissant et l'observateur, une limite, comme une glace d'aquarium: un temps à l'endroit d'un côté, un temps à l'envers de l'autre? Bien sûr que non, nous venons de le voir. Si le sens du temps changeait, c'est vrai, le verre se reconstituerait à partir de fragments et, récupérant son eau au passage, remonterait sur la table.
Oui mais attention, l'observateur, puisque le temps s'écoule à l'envers pour lui aussi, n'y verrait rien d'extraordinaire. Pour lui, l'avenir s'appelle le passé: un verre d'eau intact au bord fragile d'une table!
- C'est étrange...
- Il y a plus étrange encore, si l'on en revient à la notion d'univers-bloc relativiste, immuable pour l'éternité: peu importe le sens du temps, qui n'a pas d'existence physique. Essayez un peu de demander à quelle vitesse s'écoule le temps? A la vitesse d'une heure à l'heure? A la vitesse d'un jour par jour? Vous voyez bien que ça ne veut rien dire. Rien du tout. Si le temps brusquement changeait de sens, vous ne vous en apercevriez même pas! C'est dire l'importance que cela pourrait avoir. Tentez donc plutôt de songer avec Grünbaum que "le concept du devenir n'a aucune application significative en dehors de l'humaine conscience". Le monde ne devient pas, il est
Si le temps est un mode de pensée humain, si l'écoulement du temps n'existe pas, attention, il en résulte cette conséquence, notez bien: il ne peut exister de fin du temps, ni de mort.
- Oh...
- Eh oui, "oh". Toute cette discussion revient à ceci, il existe une immense collection d'instants présents... à jamais présents. Rien ne s'efface jamais de cette ardoise éternelle, la notion de passage, de fin, de mort, est une subjectivité humaine et ne correspond à rien de physique. La mort n'existe pas.
- Etrange...
Résurrection
- Ce qui est étrange, c'est que dans cette optique, la résurrection de la chair, la vie éternelle, est une évidence. Il n'y a pas lieu de faire appel au surnaturel (dont je ne nie pas l'existence, mais qui n'a rien à voir dans les présentes considérations) pour expliquer la résurrection des morts, tout au contraire elle va de soi. La vie éternelle ne consiste pas en une survie d'hypothétiques "âmes" désincarnées, dont il est évident qu'elles ne serviraient à rien ou presque... pour voir il faut des yeux, pour penser, il faut un cerveau. L'âme désincarnée relève du bavardage puéril. C'était l'idée dualiste des grecs, dont Aristote et jusqu'à Descartes, encore Aristote consacre-t-il à l'âme immortelle une ligne et demie sur son traité entier De l'Âme, à se demander s'il y croyait vraiment.
Les Hébreux avaient du corps-animé une notion unitaire toute différente et très forte. C'est si vrai que de nos jours les chrétiens traduisent "sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea" par "dis seulement une parole et je serai guéri". À la trappe, l'âme. Le Credo quand à lui invoque bien la résurrection de la chair -indispensable - avant la vie éternelle: il n'y a pas de vie sans corps-animé.
- Encore ne faudrait-il pas mélanger les genres, nous parlions de physique pure et dure.
- C'est vrai. Alors, nous pouvons nous en tenir à ceci: la vie éternelle est une réalité physique incontournable. Vous vivez au présent, maintenant et pour l'éternité.
- Bonne nouvelle, encore que...
- Que quoi?
- Cette vie éternelle... c'est un peu une prison.
- Oui.
- C'est tout ce que cela vous fait? Nous sommes condamnés à vivre, à revivre indéfiniment la même vie, une vie où tout est joué d'avance...
- Ah, le sacro-saint libre arbitre des philosophes!
- Riez, riez, je ne ris pas. Maintenant, je ne puis même plus imaginer l'avenir ouvert...mes choix possibles...
- Vos lendemains qui chantent!
- Arrêtez. Un moment, cette idée d'univers-bloc m'a paru lumineuse, maintenant elle m'effraie. Pas vous?
- Non.
- Pourquoi?
- Elle est fausse.
- Vous vous moquez de moi? Einstein n'est donc pas le génie du vingtième siècle...vous...
- Si, mais si, il est génial. Ce qu'il a fait est là pour rester. Il a franchi le pas qui séparait l'univers de Newton, passager et temporel, de l'univers relativiste, éternel, immuable.
Eternel et immuable, mais non pas encore complet: on a fait mieux depuis. Avez vous une idée de ce que peut être la physique quantique?
- Je connais, j'aime bien le mot.
- Que sera-ce la chose! Alors, résumons-nous:
Pour la physique, il n'existe ni temps ni sens du temps. Le sentiment d'écoulement du temps est psychologique. L'univers-bloc relativiste est immuable et éternel. Il est construit d'une immense multitude d'instants tous présents. Ces instants présents sont reliés entre eux par ce qu'on appelle les lois de la physique. Ce qui est à venir existe déjà, ce qui est passé existe encore.
Tout cela est acquis. Seulement voilà, on sait maintenant que "tout ce qui existe" ne se résume pas - et de très loin - à cet univers-bloc. A côté de l'univers visible, il y a les univers invisibles. Il reste à connaître bien d'autres univers, parlons-en maintenant.