Les Kogis savent très bien que notre humanité est en danger parce que notre terre donne des signes de mort. Comment le savent-ils ? Par une éducation qui, pour n’avoir rien de « scolaire » et de « livresque », est d’une rare qualité existentielle et d’une exigence inimaginable. Elle s’appuie sur des « mentors », des chamans appelés « mamus » dont la connaissance est profondément reliée à la nature. L’éducation d’un jeune mamu est rigoureuse. Comme n’importe quel enfant Kogi, elle commence avant la naissance, lors de la fécondation et de la gestation. La mère doit contrôler ses énergies, notamment négatives, prendre conscience de ses émotions pour ne pas perturber l’embryon. Jusqu’à l’âge de quatre ans, l’éducation de l’enfant se réfère à l’exemple des adultes ou des enfants plus âgés. Pendant cette période, l’enfant n’est pas puni car la punition pourrait altérer les bonnes influences sur la mémoire acquise pendant la phase embryonnaire. Mais dès quatre ans, l’enfant devient responsable et s’engage dans la vie communautaire en fonction de son âge et de ses capacités. C’est l’adulte ou l’enfant plus âgé qui est tenu pour responsable des comportements déviants du petit enfant. En effet, la pensée des Kogis affirme que pendant cette période, Aluna (l’âme, l’énergie vitale) de l’enfant n’a pas encore atteint le stade du Seiwa (la conscience), sa façon d’être au monde en relation avec les autres et le monde. Cette conscience va résulter des sollicitations du milieu humain et naturel tout le long de la vie, dans un processus non linéaire mais circulaire (du père vers l’enfant et de l’enfant vers le père par exemple). « Véritables guides spirituels, les mamus représentent les autorités traditionnelles de la communauté kogi. Ils sont à la fois médecins, architectes, agronomes, biologistes, astronomes, philosophes etc. » (E.Julien, 2004, p.254). L’éducation « mamu » se doit d’accompagner l’enfant puis l’adulte sur « le chemin des neuf mondes » pour comprendre les mystères de la vie au contact de la nature [10] . Dès les premières semaines qui suivent la conception, la mère de famille choisie pour donner naissance à un petit mamu respecte un régime alimentaire draconien, sans sel ni viande d’animaux domestiques. Elle consomme des légumes riches en protéines, exclusivement choisis en préparés par des mamus. Elle passe de longues heures en méditation et dans des dialogues avec des mamus. Elle parle de ses émotions, de ses angoisses, des événements de la journée, de ses rêves et cauchemars, que les mamus vont interpréter pour l’aider à modifier ce qui pourrait perturber la mémoire de son enfant, même à l’état embryonnaire. L’accouchement de la mère est accompagné par le mamu qui conservera le cordon ombilical et le placenta pour effectuer des rituels précis. Pendant les premiers mois de l’allaitement l’enfant reste près de sa mère et de son mamu « professeur ». Dès que l’enfant peut manger une nourriture différente du lait maternel, c’est la mamu qui prépare les repas et les sert dans des récipients en terre cuite, composés de viandes d’animaux exclusivement chassés dans la Sierra, d’insectes, d’écrevisses, de plantes naturelles sans sel etc.. Entre un an et demi et trois ans, son éducation est attribuée à son mamu Son existence va être sévère. Il devra rester seul dans une sorte de temple végétal appelée « nuhé » qui deviendra son « université » . Il ne pourra sortir que la nuit pour ses besoins élémentaires. Il demeurera dans la nuit, parfois pendant…dix-huit ans ! Toute son éducation est symbolique et s’effectue en méditation et en pensée sous l’évaluation de son maître spirituel. « Il ne connaîtra pas la mer, mais il connaîtra son esprit…il ne connaîtra pas les arbres, les pierres, les sommets, le soleil et les planètes, mais il en connaîtra les esprits. Il se mettra en relation avec eux pour apprendre de chacun l’interrelation entre tous et toutes choses…C’est quand il aura réussi à connaître tous ces esprits, qu’il aura pu entrer en relation avec eux, qu’il sera autorisé à retrouver la vie matérielle et la lumière. Son enseignement prendra fin lorsque sera prononcée la phrase rituelle : « Tu as appris à voir à travers les montagnes, à travers le cœur des hommes, maintenant tu es un mamu » » (Julien, 2004, pp 255-256). On est frappé par l’analogie entre l’éducation de l’enfant mamu et le petit « tulku » du bouddhisme tibétain. Dans les deux cas, nous pouvons repérer l’insistance sur l’éducation avant la naissance et dès la prime-enfance, le désaissement de la mère et des parents à partir d’un certain âge, l’éducation précise et rigoureuse par un maître spirituel, l’isolement relatif de l’enfant et son passage par des rituels. Mais il me semble que l’éducation de l’enfant mamu est encore plus contraignante que celle de l’enfant tulku au Tibet, même dans son aspect le plus traditionnel (René Barbier) [11] . A remarquer que l’éducation des filles est particulière et, sans doute, peu acceptable dans nos sociétés modernes, au moins dans sa forme figée traditionnelle. La vision du monde des Kogis distingue bien le pôle féminin et le pôle masculin pour les faire dialoguer ensemble d’une manière complémentaire et opposée. La fille doit apprendre à tisser, notamment les mochilas (sorte de sac à dimension symbolique) et prendre une part active à la vie quotidienne. Elle est enseignée par les anciennes qui lui racontent leurs journées, selon la tradition, en rapport avec la famille et les enfants. Elles lui apprennent surtout à penser les choses de la vie. Le groupe des femmes est souvent un groupe de résonance, d’échoïsation de pensée, pour toute activité importante à réaliser pour le groupe. A l’issue de son éducation le Kogi devenu « mamu » est capable de « pouvoirs » étonnants. Il communique avec la nature, dans sa diversité, aussi bien végétale qu’animale. Il est capable de voir comment construire une maison (une nuhée), à quel endroit, selon quelle circonstance. Il connaît les endroits pour chasser, ou pêcher. Il sait tisser une « carte » en végétal qui indique, non seulement, les lieux précis, mais dessine également tous les endroits rituels, les événements, l’histoire même de la société Kogi. Il sait guérir par des rituels magico-religieux. Il est la référence de ce peuple-racine. Le sens du groupe est essentiel. Le manu en est l’animateur sans en être pour autant le « chef » suivant l’acception moderne. Eric Julien nous décrit la construction collective d’un pont fabriqué avec des éléments naturels (Julien, 2004, page 132 et ss). C’est impressionnant de solidarité, de respect de l’autre et de la nature, de travail de pensée a priori. Il y a une logique interne, dans cette culture, entre Aluna (l’âme), le Seiwa (la conscience), l’intérêt du groupe, l’efficacité de l’action, le respect de la nature, l’équilibre de toute chose, la canalisation de l’énergie par le biais des rituels souvent dansés, dont les éléments sont des plumes, des coquillages, des pierres, des flûtes, des tambours. L’assomption du « pouvoir » chez les Kogis est également d’un intérêt majeur pour notre modernité. Si l’autorité morale d’un mamu est reconnue, comme la valeur des « anciens » d’ailleurs, il n’y a pas de « chefs » au sens où nous l’entendons dans nos sociétés plus ou moins militarisées. C’est la parole qui prime. Une parole collective qui force chacun dans ses retranchements pour aboutir à une action réellement responsable parce que collective. L’acte est toujours précédée de la pensée. La discussion collective dans laquelle chaque mot prononcé exclut tout bavardage insignifiant, est de règle. Autant dire que le silence dégage une valeur d’approfondissement et de gravité impressionnante. Rien d’étonnant, ensuite, de voir que la tâche entreprise est réalisée avec une efficacité remarquable. On pourrait résumer le sens de l’éducation dans la société Kogi comme un processus visant à faire découvrir, par l’expérience intime, et la mimesis, la logique interne suivante, exprimant la vision du monde de ce peuple-racine